Le Canada n'avait rien de familier. Ces rues, il ne les connaissait pratiquement pas. Après trois mois, il s'était que très peu aventuré au-delà du vaste jardin de sa tante Astrid et des bois environnants. On pouvait souvent le repérer en train de dévorer un bouquin sur le perron, bercé par les chants mélodieux des oiseaux. On ne pouvait toutefois pas le rencontrer en ville; malgré la grandeur très modeste de Brackendale, rares étaient les fois qu'il osait s'aventurer dans les charmantes rues de cette petite ville continentale. Certes, il était avare de découvrir les paysages pittoresques de la Colombie-Britannique, mais sa nature très timide le tétanisait. Il était incapable de quitter les lieux auxquels il était habitué, déjà qu'il avait été forcé de quitter son Pays de Galle natal. Un changement à la fois, se disait-il pour consoler ses craintes qui le dévoraient sans merci. Il ne connaissait pas les gens en dehors de sa communauté et, qui plus est, ceux issus d'un autre pays. Finlay n'avait rien connu en dehors des membres de son église. Pour lui, la Religion était la seule chose qui avait du sens dans sa vie, au même titre que la quête du grand Amour. Il avait toujours cru qu'il donnerait sa vie à sa Foi, trouverait un boulot sympa et prendrait une épouse qu'il aimerait d'un amour plus fort que la mort. Pour lui, son histoire était déjà toute écrite. Elle était douce, belle et digne d'une vie d'allégresse et de louanges pour le Tout-Puissant. Si seulement il avait vu venir les chamboulements qui l'attendaient; cette magnifique jeune fille pourtant si croyante, mais dont les lèvres délicieuses auraient valu les plus douloureux des châtiments. Rien ne l'avait préparé pour ce qui l'attendait. Être renié de sa famille et de sa communauté, voilà la pire chose qui aurait pu lui arriver. Il s'était fait rejeter avec une facilité déstabilisante, comme si son existence n'était que banalité pour ces gens qui l'avaient élevé avec une affection pourtant si forte. D'une certaine façon, il les comprenait. Il les avait déçus et, qui plus est, il L'avait déçu. Il n'était pas parvenu à respecter ces règles pourtant si simples que sa religion lui imposait. Il n'avait pas su conserver sa virginité et préserver celle de la magnifique jeune femme qui avait fait chavirer son coeur.

Il se sentait seul. Malgré la présence réconfortante de sa tante, il n'avait plus rien. Certes, ses quelques lectures bibliques le gardaient un tant soit peu optimiste, mais en réalité, il ne savait même plus s'il avait envie de continuer d'espérer que les choses aient mieux. Au fond de lui, il n'attendait que l'appel désespéré de parents remplis de regret l'implorant de rentrer à la maison, là où ils l'attendraient les bras ouverts. Finlay savait trop bien que cet espoir demeurait utopique, mais il s'y accrochait avec une confiance aveugle. De surcroît, plus le temps avançait, plus il sentait que son Dieu l'avait lui aussi laissé tomber. Il remettait même en question si le Pardon allait un jour lui être donné, et s'il n'était tout simplement pas mieux d'abandonner maintenant plutôt que de vivre sa vie dans une attente digne du purgatoire. Le Bowen ne savait plus ce qu'il voulait. Il ne savait plus en quoi il croyait. Or, il gardait ses vieilles habitudes en demeurant toutefois à l'écart des inconnus. La ville lui faisait peur et ces jeunes voués à la débauche et à la vanité l'intimidaient.

En ce mardi dominé par un soleil timide, il avait décidé de se rendre à l'église. « Peut-être pourrais-tu y attendre les études de la Bible? », lui avait suggéré sa tante. Après quelques vérifications en ligne, il y avait une séance ce mardi après-midi. La tête un peu pêle-mêle, le brun avait oublié son téléphone portable sur l'îlot de la cuisine. Certes, il avait validé l'adresse en ligne avant de quitter le domicile, mais naviguer ces rues sans véhicule ni bicyclette n'était pas tache simple sans avoir au préalable le moindre repère. Il avait fini par repérer la petite église grâce à son clocher prédominant, mais sa joie s'était vite évanouie lorsqu'il avait rejoint l'entrée de l'église : « closed for major renovations », pouvait-on lire sur la grande porte en bois massif. Laissant un long soupir s'échapper de sa bouche, il fit demi-tour pour rebrousser chemin et tomba nez-à-nez avec un visage qui, étrangement, lui était quelque peu familier. « Oh, tu venais pour l'étude de la Bible, toi aussi ? », lui demanda-t-il, un sourire illuminant son pâle visage.      

Chiant, mouillé, solitaire: ça résume bien Brackendale pour Cassia. Assise en tailleur sur le lit (défait) au sous sol, elle termine un énième niveau de Candy Crush pour passer le temps. Bientôt, elle sera plus avancée que toutes les mères de du midwest sur ce jeu, pour vous mettre en contexte son niveau d'ennui faramineux. Son frère lui a bien proposé d'aller avec elle en randonnée, mais c'était un truc où il fallait se lever à 4h pour être au sommet pour le lever du soleil. Boy, bye. Le regard de Cassia balaie les options qui s'offrent à elle dans le minuscule sous-sol de son frère: une pile de livres universitaire, une autre pile de livres sur la faune et la flore de la région, des équipements de pêche et de chasse, des consoles de jeux vidéos et un tapis roulant prenant la poussière. Elle soupire avant de se laisser tomber sur son lit les bras en croix, la base de lit couinant sous son poids comme pour protester sa décision. À son arrivée en ville, Cassia avait la rage au ventre et souhaitait réellement faire de sa retraite un nouveau départ. C'était pour elle la chance d'acquérir son indépendance financière en se trouvant un job et en économisant à fond, toutes ses charges réduites et les magasins à plus d'une heure de route. Sauf qu'il y a eu Amazon prime, la livraison postale et aussi, la constatation du prix de la vie. Dramatique, elle soupire en repensant à son compte quasi à découvert. Peut-être que pour la saison touristique, elle pourrait se trouver un job un peu plus payant. Il faudrait qu'elle demande à Jenny si elle a des références au resto du coin.

Complètement emmerdée, la blonde se résout à enfiler une paire de jogging pour aller prendre l'air et chercher s'il n'y aurait pas un endroit qui vend un café glacé potable en ville. Ça serait l'occasion pour elle de poster sur le gram et romantiser la vie de petite ville au bord de la nature abondante canadienne. Un autre mensonge de sa persona en ligne. Il ne faut que quelques minutes à la blonde pour être en ville qui est déserte en ce mardi après-midi. En même temps, les gens normaux sont au travail et les jeunes sont à l'école: il n'y a que les loser en son genre qui ont du temps libre à cette heure. Enfin, il faut croire qu'elle n'est pas la seule loser puisqu'un garçon déambule sur le porche de l'église. C'est là qu'elle réalise que ce n'est pas un garçon, mais ze garçon, le beau gosse qui habite chez la voisine et qui a miraculeusement évité tous les pièges que Cassia a tendu pour lui parler depuis qu'elle l'a aperçu pour la première fois. Bah quoi ! Outre Jenny, il n'y a quasiment pas de jeunes de son âge dans cette ville, et celui-ci est quand même vachement pas mal ! Ce n'est pas en acceptant de venir vivre chez son frère que Cassia a signé un pacte d'abstinence : ces deux choses ne devraient pas être reliées. Il ne faut que quelques pas à Cassia pour rejoindre le bel inconnu, prête à se présenter et entamer la conversation. Et là, le drame : « Oh, tu venais pour l'étude de la Bible, toi aussi ? » Figée, elle cligne des yeux une fois. Puis deux. Puis repasse en boucle ce qu'elle lui a dit. Sa bouche s'ouvre comme pour rire et se moquer, mais le regard soutenu du brun lui fait réaliser qu'il est sérieux. Tout de suite, les espoirs de bad boy entreprenant que Cassia avait associé au voisin mystérieux partent en fumée. « Ah non ! » Tous ces beaux scénarios qui s'envolent: le bel inconnu est un chrétien. C'est la fin de sa vie. « Non, je viens pas pour l'étude de la bible, tu me prends pour qui ? » Et sans lui expliquer la raison de sa frustration due à un jugement religieux, la blonde croise les bras, comme en attente d'une explication ou d'excuse. « Tu venais vraiment pour ça ? »   

Le jeune homme observa la blonde, espérant ardemment que cette rencontre fortuite lui permettrait de se faire une nouvelle amie. Depuis son arrivée ici, il n'avait rencontré aucun jeune de son âge, et il craignait ne rien avoir en commun avec les jeunes adultes du village. Finlay était bien conscient qu'il provenait d'un milieu inusuel, car rares étaient les personnes qui possédaient encore une telle relation avec le christianisme. Malgré toute la peine que sa religion lui avait causée, il ne pouvait nier qu'elle était toute sa vie. Il n'avait rien connu en dehors de sa communauté religieuse. Ses parents ne le laissaient pas vraiment fréquenter d'adolescents en dehors de sa paroisse, et il avait donc été pratiquement impossible pour le brun de se faire des amis dont le lien commun le plus fort n'était pas Dieu. En ce sens, il ignorait ce que c'était que d'avoir des amis pour qui la religion n'était pas pierre angulaire de leur existence. Pour être honnête, il en avait même peur. Mais d'un autre côté, il souhaitait intérieurement être poussé en dehors de sa zone de confort. Il souhaitait découvrir ce qu'il n'avait jamais pu expérimenter et ce qui, normalement à bientôt vingt-deux ans, était déjà chose acquise. Cette excitation venait toutefois avec son lot d'anxiété; il espérait donc tant trouver en cette jeune femme un lien commun qui rassurerait ses craintes. Or, ses espoirs s'évanouirent rapidement lorsque, empreinte d'un ton moqueur, la jeune femme lui répondit négativement. Le corps du Britannique se crispa tant il se sentait mal à l'aise vis-à-vis les gloussements intimidants de sa nouvelle connaissance dont le visage lui était étrangement familier. Il l'observa quelques secondes sans rien dire, cherchant tant bien que de mal à formuler des mots plutôt que de s'enfuir en courant. Il n'eut toutefois rien à dire, car l'inconnue poursuivit plutôt son assaut verbal en lui demandant s'il venait vraiment pour ça. « Oui, je venais vraiment pour ça, tu me prends pour qui? », répliqua-t-il en reprenant ses mots. Il se surprit lui-même en empruntant ces paroles plutôt secs, mais mis rapidement la faute sur sa tante qui ne mâchait jamais ses mots. Elle n'était pas aussi douce et silencieuse que sa soeur.

Malgré la maigre fierté qu'il ressentait vis-à-vis sa répartie, la culpabilité d'avoir été ainsi impoli prit rapidement le dessus. « Désolé, je sais que c'est plutôt inusuel de rencontrer un mec de ton âge qui s'apprête à aller à une étude biblique », justifia-t-il en émettant un petit rire à travers un soupir. Son imposant accent gallois était immanquable, et le jeune homme espérait être un tant soit peu compréhensible. « C'est pas mal la seule chose que j'ai trouvé à faire ici qui ne me donne pas envie de prendre mes jambes à mon cou », lui avoua-t-il avec une candeur surprenante. Bon. Il fallait croire que le Bowen devenait un peu plus volubile maintenant qu'il avait la chance de discuter avec une personne de sa tranche d'âge. En effet, il sentait un certain besoin de connecter avec quelqu'un qui n'avait ni la soixantaine, ni des feuilles vertes.   

Tout le scénario que Cassia avait créé dans sa petite tête blonde se retrouve réduit à néant. Non, mais, le beau gars avec l'accent profond et chaud est en réalité... un Chrétien qui vient à l'étude de la bible ? Elle aurait pensé qu'une ville éloignée de 3000 âmes se trouverait dépourvue d'adoration du tout-puissant de toute sorte. Outre une vendeuse Avon et une compétitrice Mary Kay, la ville semble assez dépourvue de leaders de culte. Même l'église est vide la plupart du temps, sauf pour des vides greniers et les occasions plus extrêmes genre Pâques. Quoique... Peut-être c'est ça le secret de la ville ? Une secte secrète ou une communauté mormone dépendante du tourisme ? Un frisson parcourt la blonde à l'idée de devoir porter l'habit mormon au coût de 10% de son salaire annuel (je vous jure que c'est vrai). « Oui, je venais vraiment pour ça, tu me prends pour qui? » La réplique du beau brun agit comme une claque mentale et sort Cassia de sa réflexion, ses yeux s'écarquillant devant son ton un peu agressif. Au lieu de reculer face à cette réaction un peu sèche, elle se radoucit un peu. C'est qu'il a un petit peu de caractère quand même le gars, pour un jésus lover. « Désolé, je sais que c'est plutôt inusuel de rencontrer un mec de ton âge qui s'apprête à aller à une étude biblique » Cassia croise les bras avant de répondre. « Non, tu crois ? » C'est à croire que les gars de leur âge qui sont des catholiques sont aussi rares que Jésus lui-même. Dans son monde à elle, du moins. Elle est plus du genre à boire avant midi et oublier de mettre des condoms avec ses partenaire -pas qu'elle en ait beaucoup dans ce trou perdu-, mais ça vous donne une idée de son caractère et son manque de Foi. « C'est pas mal la seule chose que j'ai trouvé à faire ici qui ne me donne pas envie de prendre mes jambes à mon cou » Elle lâche un rire, ressentant un sentiment plus que comparable. « J'avoue qu'il n'y a rien à faire dans ce trou paumé, c'est tellement ennuyant que ouais, je pense que j'aurais pu vraiment me pointer ici pour l'étude de la bible. » Elle perd la tête. C'est une combination de l'isolement social, du petit sourire timide du beau voisin, de l'air brumeux de ce mardi soir déprimant, de la ville déserte et de son ennui le plus profond. Naturellement, ses pas débutent, descendant les quelques marches menant à l'église. Cette dernière étant fermée, ils n'ont pas réellement de raison de s'attarder à cet endroit. « Tu viens pas du coin, toi ? » Et par coin, elle veut dire le pays en entier.
 

Devant cette église aussi vide que la tête d'un covidiot, le jeune homme ne savait plus où se placer. Ses espoirs de trouver une amie qui l'aiderait un tant soit peu à naviguer les eaux sinueuses et terrifiantes de cette petite ville canadienne s'étaient rapidement évanouies. En plus de se sentir seul, il se sentait marginalisé par sa Foi. Il n'avait rien connu d'autre que l'église, les séances d'études bibliques et les jeunes de sa paroisse. Il n'avait jamais bu d'alcool ni essayé de drogue. Il n'était jamais rentré chez lui tard le soi, n'avait jamais fai l'école buissonnière et ne s'était même jamais faufilé hors de sa demeure à l'insu de ses parents. En d'autres termes, le Bowen était le parfait gamin docile et respectueux que l'on souhaiterait présenter aux parents les plus stricts. Sa vie était terne et ennuyante; si ennuyante que quiconque aurait préféré écouter Fifty Shades of Grey en boucle plutôt que d'avoir à assister au film de sa vie. 1% sur Rotten Tomatoes, je vous l'assure. Or, espérons-le, le second tome serait plus délectable et divertissant que le premier, offrant à ses téléspectateurs un peu plus de piquant et de nouveauté, question de garder les plus endormis un tantinet réveillés.

Devant cette jolie inconnue-désormais-connaissance, le jeune homme sentait qu'il perdait un peu la face en faisant mention de ses intentions, et ce, tout en empruntant un ton légèrement arrogant. Il ne pouvait toutefois s'en empêcher; il était bien trop tentant de lui faire goûter sa propre médecine. Son arrogance ne fit toutefois pas long feu. Elle fut plutôt rapidement remplacée par la culpabilité et, tel un chien avec la queue entre les jambes, il s'empressa de s'excuser. « Je commençais à en voir marre à discuter avec les plantes de ma tante. Elles sont jolies, mais elles ne sont pas très jasantes », lui dit-il en affichant un petit sourire. Une partie de lui espérait qu'elle soit une adepte de plantes, question qu'elle puisse enfin délaisser ses moqueries à l'égard de son passage à l'église. Or, la conversation s'hissa plutôt vers ses origines. Son accent gallois plutôt prononcé ne pouvait certainement pas le faire passer incognito. Quoiqu'embarrassé d'avoir à discuter des raisons l'ayant amené ici, Finlay décida tout de même de répondre à sa question. « Je viens de Cardiff au Pays de... hmm.. au Royaume-Uni », se corrigea-t-il en s'efforçant de laisser ses élans patriotiques de côté. « Je suis arrivé ici il n'y a que trois mois, environ. Je réside chez ma tante », poursuivit-il en pianotant nerveusement ses doigts contre sa bible qu'il tenait toujours entre ses longs doigts. « Dis, ton visage me semble familier. Je ne sais pas si c'est parce que cette ville est minuscule ou si c'est parce que je serais fou, mais t'aurais-je déjà croisée quelque part? Tu ne passerais pas au hangar d'hélico, par hasard? », s'empressa-t-il de lui demander pour éviter de plonger dans les raisons justifiant son exil de sa terre natale. Non, il n'avait pas envie de parler d'elle et de risquer d'éveiller une blessure qu'il tentait désespérément de guérir.