falling to pieces - Alvaro

Les voix à la radio se font doucement entendre, mais Neva n’écoute pas. Oreille distraite tandis que son regard reste braqué sur la porte du centre de bien-être qu’elle connaît si bien. Quelques personnes entrent et sortent à intervalles irréguliers, des visages parfois un peu familiers auxquels elle ne prête pas attention. Assise derrière le volant de sa voiture, elle est garée à la même place depuis de longues minutes, n’arrivant pas à se décider si elle a pris la bonne décision en venant ici. Pour elle qui souffre tant, depuis si longtemps, cela fait sens de se rendre dans un centre comme celui-ci, mais Neva n’y vient pas pour un massage. La douleur qu’elle porte en elle n’a pas vocation à disparaître, elle ne veut pas la laisser partir. Accepter de guérir reviendrait à tourner la page sur un enfant qui lui a été arraché trop tôt, et elle en a perdu trop pour en faire le deuil. Depuis six mois, elle utilise le peu d’énergie qu’elle a pour repousser la terre entière, y compris celui dont elle a le plus besoin. Àlvaro et Neva ont connu bien des pertes, bien des douleurs, mais celle-ci a été celle qui a tout changé, qui a fait éclater la fracture en un million de morceaux. Elle sait qu’elle ne pourrait jamais aller bien, qu’elle ne pourra pas redevenir celle qu’elle était avant et, en toute logique, leur couple ne se remettra pas non plus. C’est l’idée qu’elle a en tête, parce que tout est plus simple ainsi. Les sentiments qu’elle éprouve à l’égard de son mari n’ont pas changé, il est une constante dans sa vie qu’elle désire garder, mais qu’elle ne peut pas avoir. Elle a fait un trait sur eux, sur ce qu’ils étaient, et pourtant aujourd’hui elle est là, à l’heure pour assister à l’un de ses cours de yoga. Faiblesse de son cœur en miette, il lui manque tout de même Àlvaro, elle a besoin de lui, et c’est pourquoi elle décide finalement de couper le contact de la voiture et d’en sortir, pour rejoindre la salle.

Quelques personnes sont déjà installées, des femmes surtout, ce qui ne l’étonne pas. Elle adresse un bonjour discret à l’assemblée, cherchant surtout le regard d’Àlvaro. Léger sourire lorsque leurs yeux se croisent, petit signe de la tête quand elle installe son tapis sur le sol. Elle connaît bien les yeux, suffisamment pour se mettre aussi à l’aise que possible en attendant que le cours commence. Une petite minute selon l’horloge fixée sur le mur, ensuite elle n’aura plus besoin d’écouter les conversations futiles que les participantes alimentent. Elle n’est pas venue pour elles, elle ne cherche plus à se sociabiliser, pas maintenant en tout cas. Non, sa présence ici n’est qu’un pas vers lui, pour lui, et elle espère qu’il le verra. Installée au fond de la salle, elle n’est pas allée lui dire quelques mots avant que le cours commence, que pourrait-elle bien lui dire de toute façon ? Lorsque la porte s’ouvre à nouveau, l’instinct se fait plus fort et elle tourne mécaniquement la tête vers cette nouvelle arrivante. Femme dont la grossesse ne fait aucun doute, bébé bien avancé qui vit en elle. Les autres la saluent, lui posent des questions, la félicitent. Elle sait Neva, elle a vécu ça elle aussi. Mais aujourd’hui en voyant le majestueux ventre rond, elle ne sent que la vague cuisante du désespoir qui la submerge à nouveau. Myocarde qui s’emballe, angoisses qui remontent, elle ferme les yeux dans l’espoir fou de se calmer, mais c’est déjà trop tard. Ses membres qui tremblent n’ont que faire de l’obscurité qu’elle s’impose, mais étrangement c’est la voix d’Àlvaro qui l’apaise à nouveau. Il salue la salle, entame la séance. Neva reste immobile quelques instants, se concentrant sur cette voix mélodieuse qui sait toujours quoi dire. Elle n’a jamais compris comment il faisait ça, comment il pouvait toujours trouver les mots, les intonations pour la faire vibrer des meilleures manières possibles. Mais c’est ce qu’il fait. Ouvrant à nouveau les yeux elle se concentre sur lui, les mouvements qu’il fait, qu’il montre aux autres. Elle suit le cours, exécutant également les positions censées la détendre. Le corps est un peu rouillé du manque d'entraînement, suite d’une grossesse difficile, d’un accident de voiture, d’un accouchement en urgence. Puis d’un deuil compliqué, qu’elle ne fera jamais complètement. Elle n’est pas venue ici depuis Basil, et même chez eux elle n’a pas beaucoup bougé.

Les exercices défilent, elle se sent de plus en plus détendue tandis que ses muscles s’éveillent aux mouvements. Elle tente d’oublier ce qui l’entoure, elle ne pense qu’à elle, à son corps, et la voix d’Àlvaro. Jusqu’à ce qu’une autre résonne dans la pièce. Regard qui se tourne vers cette femme enceinte, oreille qui se tend à l’entente de sa question. Elle n’est pas sûre de faire le mouvement comme il faut, elle ne veut pas blesser son bébé. Neva lève les yeux au ciel, prête à soupirer, mais l’autre continue en demandant à son époux de l’aider à se mettre dans la bonne position. Et c’en est trop. Toute la patience dont elle est capable s’est envolée, Neva sait bien que si elle voit les mains de son homme sur le ventre, elle ne tiendra pas en place. Déjà ses yeux s’humidifient, sa respiration devient compliquée et alors elle se lève, laissant ses affaires en plan pour sortir dans le couloir.

FALLING TO PIECES | @Neva Barnes
Il ne savait plus trop où il en était Àlvaro ces derniers temps. Six mois qu’ils avaient perdu leur fils avec Neva et la douleur continuait de le ronger au quotidien. Il savait bien que c’était le genre de choses dont on se remettait difficilement. Il se disait juste que s’ils pouvaient se soutenir, Neva et lui, ce serait déjà beaucoup plus facile. Malheureusement, les choses étaient compliquées entre eux deux ces derniers temps et il ne savait même plus comment faire pour les arranger. Souvent, il avait l’impression qu’elle attendait juste qu’il en ait marre et qu’il décide de faire ses valises avant de claquer la porte de leur maison. Est-ce qu’elle se sentirait mieux comme ça, elle, s’ils devaient mettre fin à leur histoire ? Il se posait souvent la question, Àlvaro, en se disait que peut-être une rupture était ce dont elle avait besoin, mais qu’elle n’osait pas le faire pour de bon. Il savait qu’il y avait beaucoup de couples qui ne survivaient pas à ce genre d’épreuve, ça voulait bien dire que parfois, se séparer était la meilleure chose à faire. Est-ce que c’était ce dont il avait besoin lui ? Il n’en avait pas l’impression le brun. Il aimait encore sa femme, malgré les disputes et les déchirures. Lui, il avait besoin d’elle et ce même si ça voulait dire devoir encaisser plus de coups qu’il n’était capable d’en supporter. C’était peut-être égoïste en même temps de rester parce qu’il en avait besoin, sans vraiment se soucier de ce dont elle, elle avait besoin. Cela-dit, si vraiment elle voulait mettre un terme à leur histoire, elle n’avait qu’à le faire, elle n’avait qu’à le dire. Ce n’était pas à lui d’en assumer la responsabilité alors même que ce n’était pas ce dont il avait envie.

Il y avait vraiment une tonne de questions qui n’avaient de cesse de résonner dans sa tête et bien peu de réponse pour l’aider à prendre les décisions nécessaires pour leur couple. Il était perdu, le Barnes, alors il se contentait de continuer sa vie du mieux qu’il le pouvait, ça passait indéniablement par le boulot. Parfois il se disait qu’il devrait peut-être profiter du fait de travailler dans un centre de bien-être pour profiter des autres services que des cours qu’il offrait, il était tendu, alors un petit massage, ça lui ferait peut-être du bien. Pour l’instant, il se contentait de faire son travail. Il avait ce cours de yoga à donner, au moins, c’était bien aussi pour essayer de se relaxer, le yoga. Il avait vu Neva entrer dans la salle et il devait bien admettre qu’il était surpris de la voir ici. Il lui adressa quand même un sourire, il espérait que ça pourrait l’aider de venir ici. Le yoga ou le sport en général, il n’y avait rien de mieux, d’après lui en tout cas, pour se détendre et évacuer les aspects négatifs de la vie. Depuis ce qui était arrivé à Basil, il avait l’impression de ne faire que ça. Il avait profité de l’hiver pour se remettre vraiment au snowboard, malgré sa vieille blessure qui avait laissé quelques séquelles et quand ce n’était pas au boulot, c’était ailleurs qu’il allait se dépenser, parce que ça l’aidait à évacuer tout ce qui n’allait pas. Avec un peu de chance, ça aiderait aussi Neva. Il avait remarqué la femme enceinte qui était entrée dans la salle et son regard s’était posé sur Neva. Il connaissait ses clientes le brun, il l’avait déjà vue cette femme, mais il avait peur de la réaction de son épouse. Il s’était dépêché de commencer le cours le cours alors, espérant que ça puisse pousser Neva à se concentrer sur autre chose. Ça semblait bien se passer, jusqu’au moment où la femme en question avait eu besoin de lui. C’était évident qu’il n’allait pas l’ignorer, il était très professionnel après tout. Alors il était allé l’aider, conscient que le yoga pendant la grossesse, ça pouvait être une bonne chose, tant qu’on ne faisait pas n’importe quoi. Du coin de l’œil il avait vu Neva s’enfuir. Il aurait probablement dû continuer son cours le brun. Mais ça lui était impossible. Il annonça que c’était le moment de prendre une pause, qu’il fallait en profiter pour bien s’étirer et s’hydrater et puis il était parti à la poursuite de son épouse. « Est-ce que ça va ? » Il demanda en arrivant dans le couloir, sans pour autant oser s’approcher trop d’elle, comme s’il avait peur de sa réaction. Elle était devenue imprévisible Neva, alors il y avait des moments comme ça où il ne savait clairement pas sur quel pied danser.

@Àlvaro Barnes | falling to pieces

Dans cette douleur omniprésente qu’est devenue sa vie, Neva perçoit parfois des journées un peu plus simples. Le mal est toujours là, rongeant son cœur et sa conscience, mais il s’endort un peu, laissant place à une légère vague d’espoir. Trop mince, trop fragile, mais elle se sert tout de même de l’occasion pour sortir de la maison. Le refuge animalier lui sert au moins d’échappatoire, elle s’y sent bien, à l’abri. Si les employés et les bénévoles qui y viennent régulièrement savent ce qu’elle a traversé, elle fait de son mieux pour éviter les questions et les regards compatissants. Les animaux, eux, n’ont en rien changé leur comportement en sa présence et c’est exactement cela qu’elle recherche. Neva elle a besoin qu’on la traite comme si rien n’avait changé, qu’on arrête de la regarder avec pitié et condoléances. La solution qu’elle a trouvé est donc de réduire ses interactions sociales, mais elle reste humaine, la sociabilité fait partie de ses besoins vitaux, et elle a donc pris aujourd’hui une décision qu’elle s'apprête à regretter. Entre Àlvaro et elle, tout a changé. Ils s’évitent dans la maison, ne se parlent presque plus et, les rares fois où ils le font, ce n’est que pour se crier dessus. Neva n’a plus de patience, plus d’empathie pour celui avec qui elle a traversé tant d’épreuves. Parce que ce n’est pas la première fois qu’ils perdent un enfant tous les deux, la perte de Basil s’est inscrite sur une liste qui était déjà beaucoup trop longue. Il a simplement été le nom de trop attaché à un deuil qu’ils ne méritent pas.

Elle ne sait pas bien pourquoi elle rejoint ce cours Neva, alors qu’elle aurait pu faire autre chose. Partir en randonnée, voir une amie, aller au cinéma. Toute sortie aurait été suffisamment bonne, mais c’est vers son époux qu’elle s’est dirigée. Parce que si elle ne supporte quasiment plus sa présence à ses côtés, celle de tout autre être humain lui est encore plus désagréable. Elle a besoin de lui Neva, sans savoir comment le laisser entrer. Prendre place sur un tapis de yoga semble donc simple, c’est une solution comme une autre pour renouer un lien qu’elle ne désire pas perdre. Et peut-être que ça aurait pu fonctionner, qu’ils auraient pu passer la séance à se lancer des sourires timides, comme deux adolescents qui se découvrent encore. A la fin du cours elle serait aller le voir, ils auraient parlé un peu et seraient rentrés chez eux, main dans la main. Conte de fée qui disparaît dès qu’une femme enceinte entre dans la pièce. Neva essaye de l’ignorer, tant que possible, jusqu’à ce que cette inconnue demande des conseils bien trop précis à son mari à elle. Vision d’horreur, cœur qui se brise à nouveau. Cette scène n’est qu’un rappel de plus de ce qu’elle n’a pas pu lui donner, de ce qu’elle n’a pas été capable de faire. Alors elle s’échappe, sans dire un mot elle quitte la salle précipitamment, laissant absolument tout en plan derrière elle. Elle ne contrôle pas les sanglots qui secouent son corps, les sensations qui l’habitent. Quelques pas dans le couloir, des pas qui tournent en rond, jusqu’à ce que quelques secondes plus tard elle entende ceux d’Àlvaro derrière elle. Le visage en larme, elle tourne vers lui un regard assassin. « La grande forme. » répond-t-elle d’un ton sec. Elle est injuste Neva et au fond elle le sait parfaitement. Il a tout arrêté pour elle, pour s’assurer de son bien être, qu’elle n’était pas dans un état trop lamentable. Et c’est ainsi qu’elle le remercie, à base de sarcasme et de regards noirs. « Je n’aurais pas dû venir, c’était idiot. » Murmure prononcé plus pour elle-même que pour lui, avant qu’elle ne se détourne, fasse quelques pas dans le couloir. Elle ne part pas bien loin, la présence de son époux à quelques mètres d’elle la rassure en vérité bien plus qu’elle ne voudrait l’admettre. Parce qu’il est là, seule constante dans sa vie décousue. « Je ne pouvais pas te voir poser tes mains sur elle, c’était au-dessus de mes forces. » Dos à lui, elle tente de sécher les larmes qui coulent toujours, elle n’en veut d’être faible ainsi, surtout devant lui. Àlvaro est pourtant celui qui a juré de la soutenir et de l’aimer dans toutes les épreuves, pour le meilleur comme pour le pire, mais elle se sent coupable de lui montrer toutes ses failles. Parce qu’elle en a beaucoup Neva. Les fissures de son armure s’ouvrent un peu plus chaque jour, comme si son corps refusait à présent de cicatriser. Elle n’est plus que douleur et chagrin, peine et regret, et même l’amour de son mari ne lui semble plus assez. « Pourquoi tu n’es pas resté avec elle Alvy ? » Surnom qui lui échappe, murmure de l’affection qu’elle lui porte encore si profondément. Elle l’aime, elle ne peut pas le nier, mais elle ne sait plus comment lui démontrer cet amour. Cette capacité, elle s’est envolée en même temps que Basil.

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» àlvaro › treating darkness like a friend.

falling to pieces - Alvaro

III/ brackendale, British Columbia

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